L’Écossaise Miss Campbell (1870), le prince Roland Bonaparte (1887) ou René Bazin (1913). Tous se sont étonnés, dans leurs relations de voyages, de la présence dans les villages du cap Corse d’imposantes demeures et de chapelles funéraires, construites par des habitants ayant fait fortune « aux Amériques ». Partis très loin de leur terre natale, les Americani, comme on les appelle encore, ont façonné le paysage et l’histoire récente de leurs villages corses.
L’émigration outre-Atlantique, considérée longtemps comme un phénomène du XIXe siècle, commence pourtant très tôt, au moins dès 1540-1550. Gagnant en intensité dans la seconde moitié du XVIe siècle, les migrants (dont de très nombreux Calvais à cette période) rejoignent, via Gênes et l’Espagne, « les Indes occidentales », comme on les appelle alors. Les lieux d’émigration sont les centres portuaires les plus actifs, comme Nombre-de-Dios et Porto-Bello (Panama), Veracruz (Mexique), Cartagena (Colombie), Lima (Pérou), et les villes minières de Potosi (Bolivie) et Zacatecas (Mexique). Pour le seul cap Corse, nous avons pu dénombrer plus de 300 individus avant la fin du XVIIIe siècle. Rares sont ceux qui reviennent en Corse avant la fin du XVIIe siècle ; quelques-uns s’installent en Espagne (Séville, Cadix ou Madrid) et à Livourne. Des sommes d’argent, souvent conséquentes, sont envoyées à leur famille restée au pays, et les premiers « Américains » se montrent déjà généreux envers leur village d’origine au moyen de nombreux legs pieux.
On ne peut donc aborder l’émigration du XIXe siècle sans avoir pris conscience qu’elle existe depuis fort longtemps, surtout dans les villages de la moitié nord du cap Corse. Elle se distingue par son ampleur et par le fait qu’elle touche l’ensemble des villages de la microrégion. Les destinations ont évolué en fonction des conditions politiques et économiques de la période.
La maison Bianchi, à Mandriale, n’est pas dotée d’un riche décor. Elle dispose en revanche d’un point de vue spectaculaire, caractéristique de ce type de demeure.
En plus de cette tradition migratoire, on peut lister de nombreux motifs ayant poussé ces hommes, jeunes et célibataires pour la plupart, à entreprendre le voyage. Il faut citer l’augmentation de la population des villages, contrastant avec une économie fragilisée par un régime douanier défavorable (taxes à l’exportation), deux crises viticoles (maladies de l’oïdium en 1852 et du phylloxera en 1885) et la disparition progressive du commerce et de la marine à voile. D’autres raisons peuvent être avancées, comme la volonté d’échapper à la conscription, ou à la justice dans quelques cas, ou encore celle de fuir les problèmes locaux et les régimes politiques en place.
L’esprit d’aventure
Mais rien ne peut expliquer de manière globale l’ampleur du phénomène, sinon l’esprit d’aventure d’une jeunesse habituée à voyager et à entreprendre, avec un très vif désir d’évoluer et de réussir. Les migrants ne sont pas tous pauvres ; certains sont issus de vieilles familles de notables qui doivent trouver des alternatives à une situation économique incertaine. L’exemple des premières réussites, l’appel aux parents restés en Corse et l’émulation entre familles font le reste.
Le voyage commence depuis Gênes, Livourne ou Marseille, plus tard Bordeaux ou Le Havre. Financé par un emprunt pour les plus humbles, il dure environ un mois pour les Caraïbes. Les destinations prisées au début du XIXe siècle sont les Antilles françaises, les îles de Trinidad et Saint-Thomas, à partir desquelles on explore d’autres terres, comme Porto-Rico à partir de 1815, à la suite d’une concession gratuite de terres qui attire de très nombreux Corses (environ 1300, dont une très large majorité de Cap-Corsins, sans doute plus de 80 %). Avec le Venezuela et les États-Unis, Haïti et Saint-Domingue, accessoirement le Brésil, l’Argentine et Panama, l’horizon des migrants s’adapte en permanence aux possibilités offertes dans cette partie du monde.
Débutant le plus souvent comme employés, notamment chez des compatriotes insulaires, les émigrés n’ont qu’une hâte : se mettre à leur compte. Leurs activités sont liées à l’agriculture (notamment à Porto-Rico avec les plantations de sucre et de café), à la navigation, au négoce (exportation vers l’Europe des productions locales comme les épices, l’hévéa, le coton ou le cacao), au petit commerce (épiceries, salons de thé, restaurants) ou à l’exploitation minière (surtout au Venezuela).
Les réussites sont variées. Il faut généralement une bonne vingtaine d’années de travail acharné et d’économies pour pouvoir dignement envisager le retour, repoussé d’année en année dans l’espoir d’une plus grande réussite. Certains, cependant, doivent y renoncer, pour des raisons diverses : difficulté à solder leurs affaires, à trouver un homme de confiance pour continuer à les gérer en leur absence, ou encore résistance d’un conjoint ayant toutes ses attaches sur place et pour lequel la Corse n’est qu’une image abstraite. Le village natal et ses souvenirs de jeunesse s’éloignent alors un peu plus chaque jour.
Le palazzu d’Américain
Il est difficile de quantifier le nombre des retours, mais une minorité (peut-être 20 %) des Cap-Corsins partis « aux Amériques » revient au pays. Ce retour est planifié et préparé avec les parents restés sur place, en particulier pour la construction de la maison et l’acquisition des terrains nécessaires. Généralement, le riche « Américain » ne revient pas dans la vieille maison familiale, à l’architecture commune, souvent située à l’intérieur même des hameaux, à moins qu’il puisse réaliser un agrandissement conséquent. Son arrivée est annoncée et mise en scène par une nouvelle construction qui symbolise sa réussite.
Le palazzu d’Américain, comme toute autre maison de notable avec laquelle on le confond parfois, est construit en lisière des villages, dans une position panoramique et sur un terrain permettant d’accueillir l’indispensable jardin. Généralement, il s’agit d’un édifice de plan carré ou rectangulaire, couvert d’un toit à quatre pans, et comptant de trois à cinq niveaux : un premier (il s’agit souvent d’un « étage de soubassement » pour compenser la déclivité du terrain) dévolu aux activités agricoles (caves, pressoirs, four à pain), un rez-de-chaussée avec vestibule, cuisine et salle à manger, un étage noble de réception avec un grand salon entouré de chambres, un éventuel autre niveau, et enfin un grenier. Certains disposent d’un confort optimal avec baignoire et toilettes à chaque étage.
Quelques noms d’architectes et maîtres maçons sont parvenus jusqu’à nous (Simonpietri de Cagnano, Sartori et Toscanelli de Morsiglia, Brandizi et Finocchietti de Bastia). Qu’ils soient corses ou d’origine italienne, tous ont pour modèle les palais toscans de style néo-classique ou néo-Renaissance, symboles d’élégance et d’art de vivre que les Cap-Corsins ont l’habitude de voir à Livourne et dans son arrière-pays. Deux exceptions toutefois : les palais Ghilfucci (Morsiglia) et Berlingeri (Luri) s’inspirent de l’architecture des demeures latino-américaines de type haciendas, avec une aile s’élevant sur deux niveaux et formant patio.
Murs et plafonds sont ornés de décors peints, réalisés par des artistes d’origine italienne et corse. Particulièrement soignés dans les espaces publics de la maison (vestibule, cage d’escalier, salon de réception), ils peuvent dévoiler les idées politiques ou philosophiques du commanditaire par l’emploi de certains motifs (aigles impériales, drapeau tricolore ou bonnet phrygien, armoirie, symboles maçonniques, tête de Maure). D’autres, plus communs, témoignent de la destination de la pièce (aiguières, corbeilles de fruits et trophées de chasse pour la salle à manger, arcs et carquois d’Éros pour la chambre des maîtres de maison, décor floral pour les chambres de jeunes filles, instruments de musique pour le petit salon…).
Le décor est aussi purement ornemental (rosaces, rinceaux, bouquets de fleurs, paysages), souvent traité en trompe-l’œil. On utilise la peinture au pochoir pour les motifs répétitifs, à l’imitation des papiers peints importés des manufactures continentales et dont on tapisse parfois les murs. Le mobilier, Louis-Philippe ou Napoléon III, est importé de France, complété par la production des menuisiers locaux.
Il convient enfin de mentionner, au même titre que les caractéristiques architecturales ou les décors intérieurs de ces demeures, l’environnement dans lequel elles s’inscrivent. Plantés d’essences exotiques ou méditerranéennes, les jardins, isolant ces constructions que l’on n’aperçoit bien souvent qu’à travers une grille, contribuent à renforcer l’impression d’exception, voulue, que procurent ces maisons par rapport au bâti villageois.
Dernières demeures
Par souci de salubrité, une ordonnance royale de 1776, confirmée par un décret de 1804, interdit en France l’inhumation dans les églises. Si son application ne tarde pas dans les villes (Bastia s’y conforme dès 1780), on continue dans les villages insulaires à ensevelir les morts dans les caveaux ou « arches » communautaires ou familiaux, situés sous le sol des édifices religieux, jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle. Les tout premiers cimetières publics sont alors créés, les familles de notables construisant leur propre chapelle funéraire, souvent sur un terrain leur appartenant à l’écart des villages.
Les Américains de retour en Corse ne manquent pas de faire édifier un tombeau tout aussi caractéristique que leur palazzu. Leur architecture ne se distingue en rien de celle des tombeaux des familles enrichies localement, si ce n’est peut-être par la somptuosité de la plupart d’entre eux. Car la vocation de ces mausolées n’est pas seulement funéraire : bâtis à des emplacements privilégiés dominant le paysage, souvent le long des routes, ils doivent représenter la grandeur et l’opulence de leurs fondateurs.
Un premier élément essentiel est la délimitation de l’espace à vocation funéraire, entouré de murs épais et d’arbres (généralement des cyprès, parfois des palmiers). Une grille en fer forgé, flanquée de piliers massifs surmontés de pots à feu (ou un véritable portail architecturé comme dans le cas du tombeau Vivoni à Sisco), permet d’y accéder. Les chapelles funéraires sont essentiellement de plan centré (parfois polygonal), plus rarement de plan rectangulaire, se terminant par une abside semi-circulaire ou un chevet plat (tombeaux Benigni à Rogliano, Natali à Olmeta-di-Capocorso, Donato Altieri à Barrettali). Très exceptionnellement, elles comptent jusqu’à trois corps de bâtiments (tombeau Piccioni à Pino).
Elles comportent généralement un rez-de-chaussée où se trouve une crypte contenant plusieurs caveaux. À l’étage, auquel on accède par un escalier monumental (ou de plain-pied si la crypte est aménagée dans la déclivité du terrain), la chapelle est, selon son plan, couverte d’une coupole ou voûtée en berceau. L’autel, dédié au saint protecteur de la famille, est surmonté d’un tableau ou d’une statue et complété par le mobilier nécessaire à la célébration de la messe. La décoration intérieure s’enrichit quelquefois de peintures sur les murs ou la coupole, et par l’emploi de marbre dans quelques éléments architecturaux (autel, colonnes, dallage). En l’absence de crypte, les caveaux se trouvent directement au niveau de la chapelle.
À l’extérieur, les maîtres maçons s’inspirent de divers styles, allant du baroque au néo-classicisme, utilisant des éléments empruntés au roman, au gothique ou à l’architecture palladienne (tombeaux Casanova à Rogliano et Piccioni à Pino), mélangeant parfois les influences dans une profusion d’ornements (tombeau Massiani à Pino) qui ne paraissent pourtant guère adaptés aux lieux. Comme pour les palazzi, on fait appel à la main-d’œuvre locale, souvent qualifiée, ou à des architectes bastiais, comme Raphaël Nardini, qui réalise en 1861-1862 la chapelle funéraire de Joseph Marie Agostini à Cagnano (tombeau Agostini-Biaggi). Certains réutilisent des édifices préexistants, comme les tombeaux Mariani à Rogliano et Strenna à Ersa, construits sur la base cylindrique de moulins à vent en ruine. D’autres privilégient des formes plus évoluées empruntées à l’Antiquité gréco-romaine mais reprises dans l’architecture baroque : à Sisco, on peut citer la tombe Gaspari (sarcophage placé sous un baldaquin à colonnes) et la tombe Battistini (exèdre et statue).
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