En matière d’urbanisme, n’a-t-on jamais rien conçu de plus aéré, de plus harmonieusement symétrique, de plus généreusement ouvert au grand large de l’horizon, de plus audacieusement moderne en même temps que de plus définitivement classique que Versailles ? Ce modèle d’urbanisme si clairement intelligible et ce décor monumental majestueux ont fini par constituer un organisme urbain remarquable dont le cœur a battu, pendant plus d’un siècle, au rythme de la royauté.
« Au premier coup d’œil, on se sent dans une ville d’espèce unique, bâtie subitement et tout d’une pièce, comme une médaille d’apparat frappée à un seul exemplaire et tout exprès : sa forme est une chose à part comme aussi son origine et son usage. » Comme le résumait brillamment Hippolyte Taine (Les Origines de la France contemporaine, l’Ancien Régime, 1876), Versailles est une ville au destin à nul autre pareil, lumineuse œuvre d’intelligence née de la volonté royale pour servir d’écrin au plus fastueux des palais, subordonnée au château à la fois dans son essence et son existence, inféodée dès son origine au temple de la royauté absolue et par là étroitement liée aux grands événements historiques, entre périodes de prodigieuse expansion et années d’abandon.
Ville d’apparat, donc, et de décorum, marquée au coin du passé le plus prestigieux. Mais aussi vivante, ô combien, dès sa prime jeunesse, grouillante d’une activité incessante entre grands seigneurs dorés sur tranche, cohortes des ministres, des artistes, des serviteurs de l’État et officiers des divertissements de Sa Majesté, et la foule innombrable des « utilités » nécessaires au fonctionnement de cette énorme machine, ouvriers, domestiques, fournisseurs, petits métiers, soldatesque, pauvres gens. Non pas pierres mortes signées des plus célèbres noms de l’architecture classique, mais bien pierres vives traversées sans cesse d’ombres illustres ou oubliées, bruissantes de mille souvenirs, pleines à craquer d’histoire, si suggestives pour qui sait, attentif à la rumeur des siècles, se promener longuement dans ces rues témoins de l’apogée et du déclin de l’Ancien Régime.
L’espace et le temps de la ville
La genèse est connue : un gros bourg paisible d’Ile-de-France, de près de 500 âmes, dans un site grand ouvert aux quatre vents, verdoyant et giboyeux où Louis XIII aimait, à la folie, venir chasser et coucher à la dure dans le moulin du meunier ou la piteuse auberge de rouliers. Il fallut songer à s’installer un peu plus confortablement, construire en 1624 un petit manoir de gentilhomme campagnard, tracer une première allée pour arriver de Paris, puis une deuxième. En 1632, devenu seigneur de Versailles et totalement maître du lieu, Louis XIII demande à l’architecte Philibert Le Roy de modifier et agrandir son château, simple construction de brique à chaînages de pierre, qui subsiste dans la cour de marbre, enchâssée dans le palais actuel. Et c’est dans cet axe cardinal que, sous le règne suivant, la ville nouvelle (qui faillit s’appeler Villeneuve-Saint-Louis), sertie dans un amphithéâtre de verdure, va prendre son envol, au fil de la gloire montante et des desseins changeants du Roi-Soleil.
Tout commence par la Patte d’oie, le trident des trois avenues triomphales (devenues avenues de Paris, de Saint-Cloud et de Sceaux) convergeant vers la place d’Armes, et qui, élargies à partir de 1662 et plantées d’une double rangée d’arbres, ormes et tilleuls, sont restées pendant deux siècles et demi les plus larges du monde. Une fois tracés ces axes majeurs, d’une impeccable symétrie, dont le rayonnement dessine l’ossature même de la ville, la construction de la cité nouvelle doit se plier à la configuration du site : le vieux village de Versailles existant toujours au sud de la Patte d’oie, on ne peut bâtir qu’au nord-est, entre le château, l’avenue de Saint-Cloud et l’étang de Clagny. Ce premier quartier s’ordonne autour de la place octogonale de la Fontaine, qui s’appelle place Dauphine à partir de 1674 (et aujourd’hui Hoche), avec, dans la perspective de la rue Dauphine (Hoche), l’église Notre-Dame construite en 1684-1686.
Pour construire la cathédrale, commencée en 1743 et terminée en 1754, Louis XV fit appel à Mansart de Sagonne. Ce dernier conçut cette façade classique, avec ces seize colonnes en forte saillie servant de support à un fronton triangulaire. Les deux tours latérales sont coiffées d’amusantes toitures en forme de bulbe colorant l’ensemble d’une forme de fantaisie. Cette peinture de Demachy, conservée au musée Lambinet, représente l’intérieur de l‘église Saint-Symphorien en 1772, alors que les travaux menés par l’architecte Louis-François Trouard, commencés en 1764, viennent de s’achever. On y voit des personnes de qualité déambuler dans le décor typiquement néoclassique de l’édifice. © Musée Lambinet
Alors que de fastueux hôtels s’élèvent dans cette ville neuve, Louis XIV prévoit sans tarder des plans pour l’étendre côté sud, à la place du vieux bourg (qui a été rasé en 1673-1674) et du Parc-aux-cerfs (l’ancienne réserve de chasse de Louis XIII) : des rues tracées en échiquier, une église (la future église Saint-Louis) faisant pendant à Notre-Dame, et le marché central, les Carrés, répondant au marché Notre-Dame. Les maisons sortent progressivement de terre, le nouveau quartier Saint-Louis commence à prendre forme, lorsque, au lendemain de la mort de Louis XIV, le 1er septembre 1715, le destin de Versailles est stoppé net : le régent Philippe d’Orléans décide de transférer la Cour et le gouvernement à Paris, le jeune Louis XV abandonne la ville qui en quelques semaines perd la moitié de sa population.
Après plusieurs années de déshérence, en 1722, le retour de Louis XV et de sa cour ramène la prospérité dans la cité. Les constructions reprennent alors de plus belle, surtout dans le quartier du Vieux-Versailles et de l’ancien Parc-aux-cerfs : en 1736 le marché des Carrés Saint-Louis ouvre ses premières « baraques » ; en juin 1743, la première pierre de l’église Saint-Louis est posée. De l’autre côté, la Ville-Neuve continue à s’étendre et s’embellir, avec le comblement de l’immense étang de Clagny en 1736-1737, permettant l’établissement d’un nouveau quartier, le quartier des Près. Cette extension vers le nord se poursuit après la démolition en 1769 de l’ancien château de Clagny, élevé pour Madame de Montespan : de vastes parcelles accueillent alors de beaux hôtels particuliers le long des deux axes nouvellement percés, le boulevard du Roi et celui de la Reine. Lors de l’annexion, à l’est, du bourg de Montreuil en janvier 1787, la cité royale connaît ses derniers développements : avec le départ de la famille royale en octobre 1789, la ville se vide à nouveau de sa population.
Au temps du Roi-Soleil, la règle et de l’uniformité
Alors que le jeune Louis XIV s’attache de plus en plus à sa résidence versaillaise et entreprend, à partir de 1662, de transformer le modeste château légué par son père, les ouvriers affluent dans le vieux bourg où ils s’installent dans les auberges ou dans des baraquements rudimentaires. À côté de cette arrivée en masse d’une population ouvrière, quelques grands seigneurs cherchent, dès 1665, à se loger près du roi lorsque celui-ci est en déplacement à Versailles. Ces premiers hôtels seigneuriaux, construits aux abords de la place d’Armes pour d’illustres familles, sont dès le début soumis à des modèles imposés par le roi : alignement régulier, hauteur limitée (rez-de-chaussée, étage et combles mansardés), matériaux uniformes (murs de briques ou fausses briques, chaînages de pierre, toits d’ardoise), ordonnance identique des façades avec avant-corps central sous fronton arrondi.
En 1671, dans la fameuse lettre à Colbert expédiée de Dunkerque, et en 1672 dans une seconde déclaration, Louis XIV dit sa volonté de hâter le peuplement de la ville, offrant à ceux qui s’y installeront des privilèges conséquents. Et ces avantages déclenchent une vague de constructions privées : des familles nobles, des grands serviteurs du roi obtiennent des concessions de terrains, comme Mansart, Le Nôtre, le fontainier Francine, La Quintinie, directeur des jardins fruitiers et potagers royaux, Lebel, le valet de chambre de Louis XIV, son médecin Daquin, son musicien Philidor, son contrôleur général Perrault. La ville n’est plus qu’un immense chantier où se côtoient hôtels somptueux à peine terminés et pauvres baraques. Mais de toutes ces demeures XVIIe, très peu nous sont parvenues intactes : l’hôtel de la Chancellerie, construit pour le Grand Chancelier de France entre 1670 et 1673 par l’architecte François d’Orbay, ou, plus modeste mais charmant, le pavillon des Sources de 1683 sont deux rares exemples de bâtiments Grand Siècle répondant aux contraintes royales, conformes aux normes de hauteur, de symétrie et de matériaux – la fameuse trilogie brique-pierre-ardoise. Une autre demeure de l’époque a subsisté, chef-d’œuvre de mesure et de sobriété élégante, caractéristique de ce premier style versaillais : la maison des Musiciens italiens, ainsi nommée parce qu’elle a servi de logement aux musiciens de la chapelle du roi, venus d’Italie.
Le château bâti vers 1776 pour les Rohan-Guéméné fut offert par Louis XVI à sa sœur, Madame Élisabeth, après l’avoir fait modifier par l’architecte Huvé. © Ville de Versailles Façade sur jardin du château offert par Louis XVI à Madame Élisabeth, sa sœur. Le parc qui l’entoure est aujourd’hui accessible au public.
Si les constructions privées du Grand Siècle ont presque toutes disparu, les édifices publics forment toujours la trame prestigieuse de la cité versaillaise : de prodigieuses campagnes de travaux, dirigées par Mansart, qui réalisa là plusieurs de ses chefs-d’œuvre, nous ont laissé ces merveilles que sont les écuries de la Reine (terminées dès 1673), qui abritent aujourd’hui la cour d’appel, le Grand Commun (1682-1684), récemment restauré, les Grandes et Petites Écuries (1679-1682), l’église Notre-Dame (1684-1686). Si partout plane l’ombre du grand roi, Versailles est pourtant une ville du XVIIIe siècle, marquée par les styles Louis XV et Louis XVI : portails sculptés, balcons et garde-corps aux élégantes ferronneries, médaillons, mascarons, guirlandes (comme on en voit sur la façade de l’hôtel Pièche, rue de la Paroisse), lucarnes ouvragées, tout cela qui enchante le regard et témoigne des fastes et de l’art de vivre de ce dernier siècle d’Ancien Régime.
Au premier étage du musée Lambinet, les boiseries d’origine ont été restaurées et on y a reconstitué un appartement du XVIIIe siècle, avec ses meubles, bibelots d’époque et ses porcelaines de Sèvres − dont cet exquis salon doré − qui nous plonge dans l’intimité raffinée d’un hôtel particulier au siècle des Lumières.
La noblesse la plus brillante y fait bâtir des hôtels auxquels ont travaillé les plus grands artistes du temps : les contraintes d’uniformité imposées par Louis XIV ne sont plus appliquées, chacun bâtit à sa guise, à l’aune de son goût et de son raffinement. La marquise de Pompadour donne le la, en faisant élever par son architecte Lassurance un somptueux hôtel rue des Réservoirs et ce petit bijou qu’était son Ermitage en bordure du parc. Madame du Barry charge Ledoux d’embellir le pavillon à l’italienne que Binet, le premier valet de chambre de Louis XV, avait fait bâtir avenue de Paris. Sur l’emplacement asséché de l’étang de Clagny, de belles demeures en fond de jardin sortent de terre, comme les hôtels voisins Lambinet et Rousseau (dit de Nyert, exemples parfaits des constructions aristocratiques du milieu de siècle, faisant la part belle à l’intimité et au confort).
En 1771, Madame du Barry achetait le pavillon que s’était fait bâtir sur l’avenue de Paris le premier valet de chambre du roi. Elle chargea alors Ledoux d’édifier sur les terrains attenants des écuries monumentales et d’aménager royalement l’intérieur du pavillon où, dans un décor raffiné, elle put réunir ses admirables collections. Elle dut se défaire de l’ensemble dès 1775, après la mort de Louis XV, au profit du comte de Provence, qui fit ajouter deux ailes au pavillon par l’architecte Chalgrin. Les doubles baies de l’hôtel Lambinet s’ouvrent sur le balcon où s’entrelacent les initiales de Joseph-Barnabé Porchon, entrepreneur des Bâtiments du roi, qui fit bâtir cette demeure en 1751, sur les plans d’Élie Blanchard. À partir de 1852, elle fut habitée et amoureusement restaurée par le magistrat Victor Lambinet, puis léguée par ses héritiers à la ville de Versailles en 1929.
Sous Louis XVI, de nouveaux chantiers s’ouvrent et le rythme des constructions publiques et privées s’accélère : il y a tant de monde à loger dans cette ville devenue une vraie capitale où se sont installées, en une stricte hiérarchisation, toutes les classes sociales, depuis la famille royale, la noblesse, la haute et moyenne bourgeoisie (magistrats, conseillers, avocats, négociants et manufacturiers) et la masse innombrable du personnel, des artisans gravitant autour du château. Voici, à Montreuil, le domaine de Madame Élisabeth, et non loin de là celui de Madame, comtesse de Provence, dont nous est parvenu l’élégant pavillon de musique, l’une des œuvres les plus exquises de Chalgrin. Voici, pour Madame de Balbi, maîtresse du comte de Provence, la petite folie dont il nous reste le parc et son minuscule belvédère de fantaisie. Et puis voici, cher à Louis XVI et Marie-Antoinette, le théâtre Montansier, à l’architecture simple mais élégante qui a conservé toute sa grâce. Sans oublier les longs alignements de maisons et d’immeubles de rapport, où cohabitent, dans une grande mixité sociale, propriétaires, locataires, sous-locataires, bien loin du mode de vie des élites. La Révolution marque brutalement l’arrêt des constructions. Versailles va devoir s’inventer un nouveau destin et assumer son émancipation par rapport au château déserté, dans un décor idéalement classique, écho toujours renouvelé d’un fabuleux passé.
© VMF/MAP
Vous aimerez aussi...
Pas-de-Calais